Le climatologue belge Jean-Pascal van Ypersele, professeur à l’Université catholique de Louvain et ancien vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), craint que le dérèglement climatique ne rende inhabitable une part de plus en plus grande de la planète, à moins de contenir les émissions de gaz à effet de serre.
L’Organisation météorologique mondiale vient de classer 2020 comme l’une des trois années les plus chaudes jamais enregistrées. Comment réagissez-vous ?
C’est d’autant plus remarquable et inquiétant que 2020 a été marquée par un fort La Niña [un refroidissement du Pacifique équatorial qui diminue la température globale de la planète]. Si on avait eu un El Niño comme en 2016 [le phénomène inverse], le réchauffement aurait été pire encore. Ce réchauffement s’accompagne d’événements climatiques extrêmes qui se multiplient. L’Arctique suffoque, les calottes glaciaires fondent, de même que les glaciers de montagne, qui sont souvent des réservoirs d’eau.
L’érosion des côtes se poursuit sous l’effet de l’élévation du niveau des mers, les inondations s’aggravent, facilitées par l’intensification des pluies. Ailleurs, ce sont des sécheresses, qui se cumulent parfois aux inondations, comme on peut le voir au Sahel.
L’humanité est au bord du précipice climatique. Cette crise aura des conséquences pour l’humanité et pour les écosystèmes bien plus graves que celles du Covid-19. On se demande ce qu’il faut pour que la situation soit enfin traitée avec l’urgence qu’elle mérite.
Des zones de la Terre seront-elles bientôt inhabitables ?
Le dérèglement climatique se traduit par une hausse de la température mais aussi de l’humidité – sous l’effet notamment de l’évaporation des océans. Cette combinaison met les organismes vivants sous pression, car notre transpiration, qui nous permet de nous réguler, a du mal à s’évaporer. Si l’humidité est par exemple de 55 %, une température de 45 °C peut être mortelle pour les humains en bonne santé en quelques heures.
Avec 70 % d’humidité, une température de 35 °C est déjà considérée comme extrêmement dangereuse. Dans les bassins du Gange et de l’Indus, où vit un cinquième de la population mondiale, 15 % des habitants connaissent aujourd’hui régulièrement ces conditions de vie dangereuses. Cette proportion augmenterait à 75 % d’ici à la fin du siècle dans un scénario d’émissions très élevées.
Le travail et la vie dehors vont devenir insupportables dans des régions de plus en plus vastes et une part de plus en plus grande de la planète sera inhabitable. Les animaux et les végétaux souffriront aussi énormément, ce qui affectera la production agricole. Si l’on n’arrête pas cette machine infernale, des centaines de millions de gens devront fuir leurs terres pour survivre. Les plus vulnérables, souvent les plus pauvres, seront les plus touchés mais les autres ne seront pas indéfiniment à l’abri.
A la fin du siècle, dans un scénario d’inaction contre le dérèglement climatique, près des deux tiers de la population européenne pourraient être affectés chaque année par des événements climatiques extrêmes, contre 5 % sur la période de référence 1981-2010. Le nombre moyen de décès annuels dus à des extrêmes climatiques en Europe pourrait passer de 3 000 aujourd’hui à environ 100 000 au milieu du siècle et 150 000 vers 2100, principalement à cause des vagues de chaleur.
Le réchauffement climatique est-il plus rapide qu’anticipé ?
Globalement, il n’y a pas vraiment de surprise. Dès 1979, le rapport Charney, commandé par la Maison Blanche à l’Académie nationale des sciences américaine, projetait un réchauffement de 1,5 à 4,5 °C pour un doublement de la concentration en CO2 dans l’atmosphère par rapport à l’ère préindustrielle. Or cette concentration est déjà passée de 280 ppm (parties par million) avant la révolution industrielle à 410 ppm aujourd’hui.
En 1990, le premier rapport du GIEC sonnait également l’alerte : il parlait d’un réchauffement moyen de 0,2 °C par décennie – que l’on a effectivement observé au cours des trois dernières décennies. Il évoquait également une élévation du niveau des mers de 20 cm à 110 cm de 1990 à 2100, et le dernier rapport sur les océans, publié en 2019, a largement confirmé ces chiffres. En revanche, les calottes glaciaires fondent plus vite que ce que l’on prévoyait, et cela rend plus probable une forte élévation du niveau de la mer.
Quelles incertitudes persistent ?
Il existe deux sources majeures d’incertitudes. La première réside dans la microphysique des nuages, qui n’est pas très bien connue et qui est très difficile à représenter dans des modèles globaux du climat dont la résolution spatiale n’est pas encore assez fine. Mais au-delà de la physique, l’incertitude dépend aussi de la volonté humaine, des décisions politiques, des priorités d’investissements et des choix technologiques. Personne ne peut prédire sur quelle trajectoire d’émissions on va se trouver à la fin du siècle.
La baisse inédite des émissions de CO2 en 2020 (7 %), liée au Covid, n’aura qu’un impact marginal sur le réchauffement. Pendant combien de temps faudrait-il diminuer les rejets carbonés avant que cela se répercute sur la température ?
Il faut d’abord réussir à stabiliser la concentration en CO2 dans l’atmosphère, qui ne cesse d’augmenter depuis la révolution industrielle. Pour cela, il ne faut pas émettre davantage de gaz à effet de serre que les puits naturels (forêts, sols, océans, etc.) peuvent en absorber.
Actuellement, on émet autour de 40 milliards de tonnes de CO2 chaque année, et les systèmes naturels en absorbent 20 milliards. On pourrait penser qu’il serait possible d’arrêter la hausse de la concentration en divisant par deux les émissions, ce qui prendrait dix ans à raison d’une baisse d’environ 7 % par an. Mais ce serait insuffisant, car la capacité des puits va diminuer à mesure que l’on baissera les émissions.
En plus de sortir complètement des énergies fossiles, il faut aussi arrêter la déforestation, replanter là où on peut le faire sans affecter la biodiversité, et réduire fortement les émissions des autres gaz à effet de serre, notamment le méthane. Même si on arrêtait brutalement toutes les émissions d’origine humaine, il faudrait attendre la fin du siècle pour commencer à observer une température inférieure à celle d’aujourd’hui, à cause de l’inertie du système climatique et de l’effet des émissions passées.
Alors que la température a été supérieure de 1,2 °C en 2020 par rapport à l’époque préindustrielle, est-il encore possible de maintenir le réchauffement à 1,5 °C comme le prévoit l’accord de Paris ?
Il y a une confusion concernant les objectifs de l’accord de Paris : cet accord vise à limiter le réchauffement bien en dessous de 2 °C et si possible à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. C’est un objectif absolu, pas un objectif pour 2100. Même si on dépasse 1,5 °C dans vingt ou trente ans, ce qui est une forte possibilité, cela a toujours du sens de viser cet objectif car on pourrait revenir sous ce seuil plus tard. D’un point de vue géophysique, il est possible de rester en dessous de 1,5 °C. Et comme l’a montré le rapport du GIEC de 2018, en dessous de 1,5 °C, les impacts sont beaucoup moins grands que pour 2 °C.
On peut encore éviter un réchauffement aux impacts insupportables pour la majorité de la population. On a le futur entre nos mains. La principale solution réside dans la décarbonation des économies : sortir du charbon, arrêter le déboisement, réduire notre consommation d’énergie, développer massivement les énergies renouvelables, réorienter les flux financiers. En plus, nous pourrions peut-être utiliser des techniques de géo-ingénierie, comme le captage et stockage de CO2, même si je reste très critique et prudent concernant ces technologies.
On a déjà réalisé des choses qui paraissaient impossibles auparavant, comme abolir l’esclavage ou aller sur la Lune. Je crois en l’inventivité humaine et en la capacité de mobilisation face au danger.
[Source : publié dans Le Monde du 15.01.2021]