Dans une tribune publiée dans « Le Monde » du 15 août 2020, le botaniste Francis Hallé dénonce les grandes plantations d’arbres qui sont pour lui des opérations à but purement lucratif et qui contribuent à la déforestation et au changement climatique. Nous reprenons cette tribune qui montre ainsi à quel point nos forêts jardinées sont précieuses.
Tribune. Suffirait-il qu’un terrain soit couvert d’arbres pour que l’on puisse parler de forêt ? Je ne le pense pas, et le public prend trop souvent les plantations d’arbres pour de véritables forêts : en France, par exemple, on parle de la « forêt des Landes de Gascogne », alors que c’est une plantation de pins. Dans les deux cas, il s’agit d’arbres côte à côte, mais cela ne justifie pas de les confondre. Il est temps que cesse cette confusion entre deux ensembles d’arbres que tout sépare et qui s’opposent l’un à l’autre, car, en réalité, les champs d’arbres sont l’inverse des forêts, comme on va le voir. Après avoir comparé « forêts » et « plantations », nous verrons aussi à qui profite la confusion qu’il convient aujourd’hui de dénoncer.
Mais dès maintenant je tiens à rappeler que la Food and Agriculture Organisation (FAO) des Nations unies est responsable de cette confusion. Pour cette autorité suprême en matière de forêts au niveau mondial, « le terme de “forêt” inclut les forêts naturelles et les forêts de plantation », ce qui lui permet de prétendre que la déforestation mondiale, c’est du passé, et que la planète portait 400 millions d’hectares de forêts de plus en 2000 qu’en 1995.
La forêt est un écosystème naturel dont la mise en place n’a rien coûté à la société. Elle se compose d’arbres autochtones d’âges divers qui se sont implantés spontanément et de la faune qui leur est associée. Quelle que soit la latitude, elle abrite une diversité de plantes et d’animaux plus élevée que les autres végétations de la région considérée, la haute diversité animale étant liée à la diversité végétale, et spécialement à l’abondance des vieux arbres et du bois mort. Souvent importante, sa surface se compte en centaines, voire en milliers d’hectares, ce qui permet alors à la grande faune d’y trouver sa place.
En forêt, l’être humain n’a qu’un rôle de second plan : il n’en est pas l’auteur, mais se contente de l’exploiter – pour le bois, le gibier, les plantes médicinales et autres ressources. Les forêts tropicales abritent des ethnies forestières qui en sont les meilleures gardiennes et à qui elles fournissent tout ce qu’il leur faut pour y vivre sur le long terme. Les forêts des latitudes tempérées – en Europe, par exemple – sont entretenues par des corps de métier spécialisés : forestiers, bûcherons et gardes-chasses, dont les activités sont à ce point éloignées de l’agriculture qu’aucun ne songe à irriguer ni à utiliser en forêt des intrants provenant de la chimie de synthèse : ce serait inutile, puisque la forêt enrichit spontanément les sols qui la portent.
Système artificiel
Sur le plan économique, notamment pour la production et le commerce des bois, la forêt est très loin de représenter l’optimum, puisque la diversité biologique est antagoniste de la rentabilité économique. En contrepartie, cette diversité permet à la forêt de résister aux attaques parasitaires, aux violentes tempêtes et même aux feux, comme l’ont montré divers auteurs dont, tout récemment Joëlle Zask (Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier Parallèle, 2019). La durée de vie d’une forêt naturelle ne doit rien à l’être humain ; elle est indéfinie et se compte souvent en millénaires, le facteur limitant étant un changement climatique.
La plantation d’arbres est un système artificiel dont la mise en place nécessite des investissements lourds ; elle comprend en principe une seule espèce, celle qui a été plantée. En France, c’est souvent un résineux exotique ; du fait de la plantation, tous les arbres ont le même âge. L’origine, la surface et la durée de vie de la plantation sont déterminées par les acteurs économiques en fonction des besoins du marché, sans référence à la biologie : la plantation d’arbres n’est donc pas un écosystème. La diversité végétale y est faible par définition, la diversité animale y est faible par manque de ressources alimentaires pour la faune. Quant à l’être humain, il n’habite pas durablement dans un « champ d’arbres », et il arrive qu’il se voie refuser le droit d’y pénétrer.
Sur le plan économique, la plantation d’arbres est très supérieure à la forêt, et elle se développe surtout dans les pays financièrement puissants. Ces plantations reçoivent de nombreux intrants – engrais, fongicides et pesticides –, ce qui altère les sols, avant d’être exploitées au stade de jeunes arbres adultes par des engins titanesques, des abatteuses et des broyeuses qui en quelques secondes les font tomber, les ébranchent et les tronçonnent avant qu’ils ne soient débardés par d’énormes poids lourds défonçant les chemins. Une courte période de rotation permet, après une coupe à blanc, la replantation de la même espèce au même endroit, ce qui a pour effet d’épuiser les sols, sauf à utiliser de nouveaux fertilisants. Je ne suis pas opposé aux plantations d’arbres : nous continuons à avoir besoin de bois, et elles continuent donc à avoir leur place dans notre économie, car il est préférable que le bois provienne des plantations plutôt que des forêts.
Tristes tropiques
Le fait que les plantations soient presque toujours monospécifiques les rend vulnérables aux pathogènes et aux parasites. En cas de violentes tempêtes, elles sont plus fragiles que les forêts, ce qui se comprend aisément dans le cas des résineux, à cause de la prise au vent de leur feuillage : lors de la tempête de 1999, la région de France où les arbres abattus par le vent ont été les plus nombreux fut celle des plantations de pins des Landes de Gascogne. « Rien n’est plus risqué qu’une culture monospécifique », relève le paysagiste Gilles Clément.
Les « champs d’arbres » sont aussi plus vulnérables aux feux que les forêts, comme l’ont démontré plusieurs enquêtes, dont celle de Joëlle Zask : les feux sont liés aux plantations, qu’il s’agisse de la Suède avec des résineux ou du Chili avec les eucalyptus. L’industrie forestière et les grands feux, dit l’auteure, forment « un couple inséparable ». Avec le temps, les plantations peuvent s’enrichir de quelques espèces arborescentes qui germent et croissent naturellement, traduisant une tendance au retour vers la forêt. En Suède, l’industrie du bois progresse aux dépens des forêts naturelles, et « jamais la Suède n’avait compté autant d’arbres et si peu de forêts », relève Maciej Zaremba dans son article« Massacre à la tronçonneuse en Suède » (Books, n° 99, juillet-août 2019). Particulièrement édifiant est le cas de la Malaisie, où la forêt est détruite pour planter des palmiers à huile à perte de vue.
Les régions tropicales, où 300 millions d’êtres humains vivent à proximité immédiate des forêts, sont particulièrement affectées par les aspects négatifs des plantations d’arbres – eucalyptus, pins, palmiers à huile, acacias, arbres à caoutchouc, tecks, gmelina, etc. – imposées par de puissantes compagnies internationales, souvent des compagnies pétrolières engagées dans le business des industries forestières (bois, pâte à papier, huile de palme). Ces compagnies prétendent, appuyées par des publicités massives, que leurs monocultures d’arbres constituent un véritable projet de développement, créent des emplois, augmentent les revenus des travailleurs locaux et stimulent l’économie nationale, permettent de lutter contre le réchauffement global du climat en fonctionnant comme des puits de carbone et réduisent la déforestation. Enfin, les industriels voient une justification de leurs plantations d’arbres dans le fait qu’elles sont certifiées FSC par le Forest Stewardship Council.
Confusion intolérable
Le World Rainforest Movement (WRM) a publié au Royaume-Uni, en 2003, Plantations are NOT forests (World Rainforest Movement), démontrant que ces allégations sont fausses : en réalité, les plantations d’arbres sont installées au détriment des forêts naturelles et sont l’une des principales causes de la déforestation ; elles ne freinent pas le réchauffement global, puisque le carbone des forêts détruites retourne dans l’atmosphère, tandis que les plantations, exploitées selon des rotations rapides, deviennent des sources de CO2 et non plus des puits ; elles ne créent aucun emploi durable, privent les populations locales des multiples ressources forestières, et bien souvent les expulsent au mépris des droits de l’homme, souvent par la violence. A la fin, dit le WRM en s’appuyant sur l’exemple de très nombreux pays tropicaux, les arbres ont disparu et les habitants n’ont plus d’emplois. Des mouvements de protestation se forment, comme le Réseau latino-américain contre les monocultures d’arbres, en Amérique tropicale. Quant à la certification FSC, elle a la valeur du FSC lui-même, laquelle s’est notoirement effondrée.
Cette confusion entre forêts et plantations d’arbres avantage les industriels du bois ou de la pâte à papier, qui accaparent les terres libres, y installent leurs dispositifs coûteux mais très rentables, puis tentent de nous faire croire que rien n’a changé et que les forêts sont toujours là. Leur publicité n’a pas cessé : un consortium d’industriels du bois a publié un Manifeste en faveur des forêts de plantation en France (Alliance forêts bois, 2012).
Mais la défense de la biodiversité est devenue un objectif si important au niveau mondial que nous ne pouvons plus nous permettre de tolérer la confusion que je dénonce aujourd’hui, si dangereuse pour la diversité animale et végétale. Un vœu, pour finir : que les forêts cessent de dépendre de la FAO, car elles font mauvais ménage avec l’agriculture. Ce dont nous avons besoin, c’est qu’une structure sous l’égide des Nations unies soit exclusivement chargée des forêts de la planète.